Pratiques et Techniques en Plaisance | Imprimer | Fermer la fenêtre
Publié Août 2016, (màj Août 2016) par : Collectif Salacia |
NDLR merci à “Kerdubon” capitaine, marin et explorateur de Grèce et de Turquie, d’il y a 50 ans
Si dans un odéon, notamment celui de Périclès à Athènes, on y récitait des poèmes, on y faisait de la musique ou si les anciens y chantaient, au Panthéon du mont Parnasse, les dieux dansaient ! Ceux qui ne croient pas un menteux qui n’est jamais un menteur, mais un embellisseur des choses, n’ont qu’à faire un petit tour au pays des dieux : la Grèce.
Sur mon voilier pendant onze étés, j’ai été observé par les “entridentés” de la mer, que ce soit le père Neptune, ou bien Eole qui souffle son puissant meltem quand on le tire de son sommeil. Comme il faut avoir de la religion pour ne pas être un mécréant, je ne manquais pas lors des libations vespérales, de lever le coude en leur honneur. Je saluais également du signe de croix horizontal verre en main les quatre dieux des horizons, Borée au nord, Notos au sud, Zéphyr à l’ouest et Euros à l’est, puis les petits dieux du nord-est, nord-ouest, sud-est, sud-ouest : Calcias, Scirion, Apeliote et enfin Sciron. Je vous fais grâce des douze encore plus petits dieux intermédiaires de la rose des vents, bien présents sur la mer Egée ou Méditerranée orientale. Ils m’ont fait participer à leurs danses pas toujours souhaitées, surtout par mes passagers familiaux.
C’était dans les années 70 ma première arrivée en Grèce et je ne parlais pas un mot de la langue d’Homère modernisée. Pour un exote voulant découvrir l’autre, c’était un handicap qui m’obligea à me pencher sur la « méthode à mimile », après ces premiers congés de découvertes en Méditerranée Orientale, ceci pendant tout un embarquement sur mon cargo habituel,
Remontant une ruelle animée de Corfou un beau midi, parmi les odeurs de grillades et de souvlakis s’échappant des gargotes, nous avons été attirés madame Kerdubon et moi-même par celle d’une platée d’haricots rouges gros comme des fèves, mélangés à des tramousses et de la tomate aux herbes, que deux grecs mangeaient assis à une table devant la porte d’un bar, une sorte de cave assez obscure, vu l’âge des bâtiments aux étroites ouvertures afin de garder la fraîcheur l’été et la chaleur l’hiver.
L’odeur dégagée et l’aspect nous incitèrent à entrer. A l’intérieur il n’y avait pas de place, deux enfilades de barriques occupaient l’espace devant le comptoir ou deux clients prenaient l’ouzo sec de midi. Une matrone moustachue… en pleurs… y officiait sérieusement. Elle nous montra la deuxième et dernière table qui était libre dans la rue, bien à l’ombre de l’établissement.
C’est en la voyant faire, que j’ai remarqué que de chaque barrique, partait un tuyau souple en plastique, lequel aboutissait au dessus de la souillarde sous le comptoir. La pauvre veuve en saisit deux, aspira un bon coup jusqu’à ce que le vin arrive à sa bouche. Elle obtura les tuyaux avec ses pouces, puis les renversa dans un pichet, non sans avoir dégusté son aspiration. Son mélange de kokkino crassi (vin rouge), et aspro crassi (vin blanc), avec quelques larmes qui ont du baptiser sa recette, était… du rosé, frais comme cette cave, délicieux et… non trafiqué comme ces bibines embouteillées que s’envoyaient les pigeons assis aux terrasses des établissements pour touristas !
Notre escale corfiote dont je parlais ayant duré plus d’une quinzaine de jours, ainsi que celles des deux années suivantes, nous sommes également devenus amis avec la crémière qui vendait du délicieux beurre de brebis en le taillant avec une pelle d’aluminium dans une grosse motte, ainsi que de la feta puisée dans un petit tonneau de bois et forcément des yaourts extra, puisés à la louche, dans une marmite en bois d’olivier… laissant aux autres étrangers les plaquettes de beurre importées du Danemark ou la feta extraite de touques métalliques de même provenance, aseptisés et… « mercerisés »… aux dires de Momo Kerdubon.
C’est l’embouchure de l’Achéron le fleuve des morts que nous devrons tous remonter un jour ou l’autre, le plus tard possible de préférence.
Elle était totalement vide de toute présence humaine. Est-ce le dernier voyage qui effraye tant les vivants au point d’éviter tout ce qui pourrait leur rappeler la fin inéluctable ? En tous cas la baie offrait un abri très sûr, elle était vaste et n’avait qu’une petite ouverture vers le large, le fond de vase y collait l’ancre comme de la glu au point que je dus aider fortement mon guindeau par une marche avant lorsque nous en avons appareillé.
Tranquillité assurée, sur cette côte d’Epire, nous pouvions aller à la recherche des enfers, sans crainte de voir notre voilier appareiller en solitaire avec quelques goélands pour témoins. De toute façon, mon chien resté à bord savait naviguer et il aurait fait demi-tour avant l’Amérique !
Le courant fluvial n’était pas trop gênant pour le zodiac. Entre ciel et roseaux, sur une très longue distance, nous avons remonté le fleuve sans trouver l’une des portes de l’au-delà infernal. Le passeur Charon, éternel rameur inépuisable d’une barque antédiluvienne, jaloux de nos boudins zodiacaux motorisés, ne se montra pas. Pas plus qu’on n’entendit les aboiements féroces de Cerbère.
Au fond, cela valait mieux, de ne pas trouver cette porte des enfers, car nous avions omis de nous mettre une drachme sous la langue pour payer notre passage. Des oiseaux de marais au cou plus ou moins long, emmanché d’un long bec, effarouchés par la pétarade de notre moulin hors-bord, qui troublait leur quiétude, s’envolaient de toute part avec des cris bizarres pour manifester leur crainte, leur dégoût des humains et avertir leurs collègues.
Lorsque les marécages des berges du fleuve firent place à des pâturages… nous avons fait demi-tour, tel Ulysse qui paraît-il, dans la partie manquante de l’Odyssée, fut condamné pour avoir tué ses braves amis qui courtisaient Pénélope, à gravir la montagne, son aviron sur l’épaule, ne pouvant faire demi-tour, jusqu’à ce qu’un paysan lui demande : « A quoi peut bien servir ton étrange pelle ? »
Sur une des collines qui protègent et cernent la baie, dominant les méandres de l’Achéron, nous avons été surpris de voir que la chapelle blanche, comme il y en a partout en Grèce, avait sa grosse cloche suspendue entre les branches d’un olivier séculaire… peut-être millénaire vu son gabarit. Etait-elle trop lourde pour le minuscule clocheton ?... En tous cas suffisamment pour ne pas avoir trouvé d’amateur indélicat.
A part quelque fanatique Turc, qui aurait voulu s’emparer de Kastellorizo le dernier caillou Grec bien à l’est de Rhodes à notre époque ? Il est vrai que la Turquie a piqué la moitié de Chypre, mais là le morceau eut été indigeste et sans intérêt !
Il est également vrai que les Allemands s’étaient emparés de la Crète et les Italiens de Rhodes pendant le dernier conflit mondial… mais à présent dans ces années 70, si les uns triomphaient avec leurs marks, on ne pouvait en dire autant de la lire pour les autres, la monnaie sur l’autostrada nous avait été rendue en… bonbons !
A Kastel, on nous conta que la flotte Anglaise en 1943 évacua de force la population de cette île qui se renommera Megistri après la guerre, emmenant une moitié des habitants en Australie et l’autre en Egypte. L’unique port et sa ville furent rasés. Les Anglais dirent que c’était un bombardement Allemand qui avait fait cette terre brûlée, mais une vieille qui s’était planquée pour ne pas participer à la fuite en Egypte, affirma que les navires Anglais avaient commis le crime. On ne trouva point dans les archives de la Luftwaffe mention d’un raid sur l’île. D’autres dirent que les Anglais avaient établi une base et que c’est l’explosion du dépôt d’essence qui incendia et ruina la ville… qui avait intérêt à laisser une terre brûlée à un envahisseur éventuel ?
Les hostilités terminées, l’île n’ayant été jamais envahie que par les chèvres et moutons redevenus sauvages, les Grecs d’Egypte revinrent et retapèrent les maisons sur le très long quai au fond de la baie…. A présent les « Kassies » comme on nomme ceux qui ont été déportés en Australie font leur retour et les procès pour que ces émigrés ou leurs descendants récupèrent leur bien occupé par les Egyptos, ne sont pas près de s’achever.
J’y fis de nombreuses escales avec mon voilier et des amitiés naquirent notamment avec Yorgos dont la gargote se nommait « Le petit Paris ». Faute d’aéroport, (rassurez-vous, il y en a un maintenant) il n’y avait pratiquement pas de visiteurs étrangers, un seul hôtel offrait quelques chambres.
Je vous ai conté qu’à cause des tempêtes hivernales, le ferry n’avait pu venir, depuis trois mois !... Il n’y avait plus d’huile, ni haricots, en fait l’île manquait de tout, le dernier bidon de diesel alimentant le groupe électrogène était entamé.
Les vases en bronze peuvent être de grande capacité comme celui bien connu de Vix, leur décoration peut-être magnifique les faisant alors classer comme chef d’œuvres de l’art antique. Nos neveux profs d’histoire, spécialisés dans le monde ancien que nous promenions pendant quelque temps sur notre voilier, de site en site, commençaient à nous bassiner avec leurs querelles byzantines sur des points de détails discutables et sans intérêt.
A Kastellorizzo qui avait repris son ancien nom de Megistri, les rares vieilles pierres avaient été rasées lors de la dernière guerre, avec la destruction de son unique ville. La baie vaste et abritée de tout vent qui s’achevait sur le quai de la ville tout au fond, avait forcément été refuge depuis le tronc d’arbre jusqu’aux énormes hydravions Latécoère de la ligne Marseille Beyrouth et lors de notre passage, par quelques voiliers sur la route des côtes de Turquie sise à quelques encablures, ainsi que du ferry mensuel venant de Rhodes… lorsque la météo en Méditerranée Orientale n’était pas trop démontée.
Les deux garçons étaient des athlètes forts comme des bœufs. Le séjour obligé par moi dans cette île leur avait ouvert un peu l’esprit sur des valeurs plus… contemporaines et solides. Je me réjouissais de les voir commencer à apprécier le paysage, plus que les sites ruinés et branlants, les barbounis grillés (petits rougets), aux palabres avec gloses indigestes. Les nuits de rires et agitations diverses, s’achevant… à l’aube, ils dormaient comme des souches lorsque j’appareillais très tôt, pour être de bonne heure dans un autre mouillage et profiter d’une journée relaxe, sans craindre les fortes chaleurs de l’après méridienne dans une pétole fréquente. Je les amenais petit à petit à s’intéresser aux autres et en faire des exotes du vivant.
Lors d’une escale suivante, il fut remis à l’instituteur reconnaissant de Kastellorizo, qui avait érigé un petit musée local avec les pêches miraculeuses, dans la baie ou sur terre, notamment une épave remplie de vaisselle byzantine. Par la même occasion il eut droit à une lampe à huile intacte ramassée en Turquie en se demandant laquelle des deux reliques du passé était la plus ancienne. Mes profs optaient pour la lampe à huile, navrés que je me débarrasse de tels trésors qui m’auraient apporté la connaissance des prisons… Pour un exote après tout, c’eut été l’occasion d’enrichir ses connaissances de l’être humain … déshumanisé !
En ce mois de juin, nous étions les seuls à explorer de fond en comble la Mer d’Arta, autrement dit le Golfe d’Ambracie, Amvrakikos Kolpos pour nos amis grecs. Nous avions 15 jours devant nous avant de retrouver la mer Ionienne en ressortant par le détroit de Prévéza, anciennement Actium, qui vit la victoire du futur Auguste sur Marc Antoine et la fuite de Cléopâtre.
Ce golfe étant ignoré des « guides » pour la plaisance, assez dangereux pour des « promène-couillons », possédant peu de sites archéologiques mis en valeur, il n’offrait guère d’intérêt pour le touriste qui visite la Grèce généralement en une semaine. Par contre, aimant la solitude nous étions bien servis en paix dans une nature épargnée et dans la joie.
Chaque fois que nous allions d’un mouillage à un autre dans une crique très ombragée et abritée, d’énormes dauphins nous accompagnaient et faisaient le pitre pour obtenir des applaudissements.
Nous laissions tomber l’ancre parmi des résidus de poteries millénaires. A travers les eaux transparentes, les tessons parfois émaillés scintillaient sur le fond. L’endroit avait des terrains argileux, il est probable que depuis l’antiquité, des potiers devaient y travailler et que la casse était balancée à la mer poubelle. A présent, il n’y avait plus trace de ces ateliers, même pas les ruines d’une briqueterie, ou d’une simple fabrique artisanale de tuiles.
Tout à coup… patatras !.. .
Au clair de lune illuminant l’anse calme et paisible, ainsi que nos propres lunes… nous avons constaté que c’était un souffle d’air qui avait fait virer le voilier autour de son ancre et que le zodiac amarré à l’arrière avait malgré tout suivi, mais en tendant la ficelle nyloneuse, au point de faire chuter la casserole dans un fracas qui avait effrayé également un chat-huant hululant qui quitta sa branche pour nous survoler de ses yeux jaunes, en se demandant quelle mouche nous avait piqué !
Le vin de Sainte Maure (nom donné par les géographes de Napoléon à l’île de Lefkas), un pinard noir comme son nom mavro viti, épais, à l’arrière goût de cassis, était un régal chargé à 14 ou 15 % d’alcool. Néanmoins, en consommateurs éclairés… sans être allumés, il ne nous fit jamais mal à la tête. Il me servit également d’huile à verser dans les engrenages d’amitiés riches pour un exote.
Dans l’une des fermes de la baie Gonion, une femme filait de la laine à l’ancienne, sans même de rouet à roue, avec seulement un toton de laine brute sur un bâton et un poids au bout d’un autre bâton où s’enroulait le fil étiré… Etais-ce Clotho la Parque qui file le fil de la vie que sa sœur Atropos coupera un jour ? Au pays des dieux il faut s’attendre à de telles rencontres ! Elle était assise à côté de son four attendant que son pain de la semaine soit cuit. La bonne odeur flottait dans l’air.
Mon chien un exote à sa façon, appréciait ces escales bucoliques sous les oliviers et chênes verts ou à écorce de liège. Certes, il n’avait pas le mal de mer, savait se caler à la gîte, changer de coin lors des virements de bord, mais il préférait le plancher des vaches. Il n’était jamais le dernier à sauter dans le zodiac, ou à enfiler le planchon, lorsque notre voilier était cul à quai.
Les 2 frères acceptèrent de venir voir mon voilier, le fameux vin de Sainte Maure acheva de m’ouvrir toutes les portes !
Forcément il fallait attendre que les yachts qui seraient mis en place devant moi, soient mis à l’eau pour faire le chemin inverse. Heureusement, les deux frères Konidaris dirigeant le chantier connaissaient les dates choisies par les propriétaires et organisaient le stockage hivernal pour qu’il n’y ait pas d’attentes, ce qui était important pour les malheureux qui n’avaient que quelques semaines de vacances estivales. Ce n’était pas mon cas, puisque naviguant au commerce 6 mois d’hiver, je prenais 6 mois d’été pour… vivre en exote découvrant… les autres et leur environnement souvent merveilleux, sans qu’il ait forcément un caractère exotique avec cocotiers et vahinés.
Mon voilier hiverna plusieurs années sur ce chantier à Nidri. Mon chien apprit à monter seul la haute échelle rudimentaire qui l’amenait à bord. Descendre était plus difficile. Généralement à mi parcours après cinq ou six barreaux, le poids de l’arrière train l’emportait sur celui de la tête. La bête dévalait alors le reste des échelons d’une façon impressionnante, mais jamais ne loupa son coup. Elle devint donc indépendante… comme ses patrons, mais eux… n’osaient pas aller mendier à la cuisine de la maman Konidaris, qui fleurait bon les spécialités grecques. Il demeurait des heures en sa compagnie, apprenant le grec, car elle lui parlait comme à un ami.
Kiriakos le cadet des frères, baptisé « Le voyou » à cause de ses rouflaquettes et de sa silhouette en lame de couteau, nous invita au restaurant. Il nous révéla que si j’avais osé prononcer une parole, ou montrer de l’énervement lors de la cérémonie de l’accord de montée sur le chantier… jamais nous n’aurions dîné si joyeusement ce soir-là. Leurs clients sélectionnés devaient s’adapter à leur propre façon de vivre et savoir qu’il n’y avait pas de chose urgente. Peut-être y avait-il des gens pressés… mais pas les Konidaris ! Parler grec était un plus ! La retsina puis le mavo crassi coulèrent en abondance… directement au fond de nos estomacs pour sceller nos bonnes relations.
Lorsque je revins un printemps suivant l’hivernage, la tristesse régnait. La maman aimée de tous avait été renversée par une voiture… sans freins ! En gémissant, mon chien la chercha partout dans la maison et sur le chantier. Je me suis rendu discrètement… croyais-je… chez le fleuriste de Nidri le village et fait porter des fleurs sur sa tombe.
Evidemment, dans ce village comme chez nous, tout se sait et se colporte. Personne ne fit de commentaire, mais je fus invité dans l’intimité de la famille pour la fête de la Pâques grecque… l’agneau aux herbes, spécialité de cette fête dans cette île était délicieux, personne n’eut envie de chanter ! Autre détail plus matériel : ma facture d’hivernage fut ridicule.
Le panthéon envoie des invitations pour son bal des dieux, tous n’en reçoivent pas, il faut l’avoir mérité. Les religions plus modernes n’ont pas leur mot à dire, surtout celles qui assassinent les autres, ceux qui ne leur ressemblent pas et dansent d’une autre façon qu’au rythme des staccatos mitrailleurs ! J’ose espérer qu’une déesse fille des beautés célestes m’invitera à ouvrir le bal !… On peut rêver, ce n’est pas encore interdit à bord de notre galère… alors rêvons !
Kerdubon