Pratiques et Techniques en Plaisance
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LE POINT ESTIMÉ
Présentation
Il a fallu classer l’art de la navigation dans les sciences mathématiques, pour trouver des solutions sortant de l’espace limités de leurs certitudes. Et recadrer de faux problèmes de pilotage : des îles fictives, des vigies inutiles, abondamment semées (écueils qu’on croyait avoir aperçu en haute mer et qu’on signalait sans avoir pris la peine d’en vérifier l’existence). Des lignes côte subjectives et erronées. Tout ceci provoquant au pire du sang et des larmes, au mieux des retards coûteux et dangereux : pour sécuriser un atterrage, on sondait beaucoup, voire mettre à la cape, sans parler des allongements de routes inutiles
Avec cette manière d’obtenir les éléments de l’estime, les erreurs sur la dérive, l’ignorance des courants, les faibles vitesses et les durées des traversées, les vents variables, l’abus des calculs graphiques, on trouvera naturelles les énormes erreurs que l’on rencontre dans la position estimée du navire.
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Le fac-similé dans la version de 1931, est ici
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle la presque totalité des grands voyages se fit avec les seuls procédés de l’estime, dont les résultats étaient partiellement rectifiés par l’observation de la latitude.
Pour faire le point estimé il fallait déterminer ses éléments, c’est-à-dire la vitesse du navire et la direction de la route ; puis trouver le moyen de les utiliser pour conclure le point, autrement dit résoudre le problème loxodromique. Or, dans ces trois parties, le progrès a été très lent. Voyons d’abord la vitesse. On peut dire que pendant tout le XVIe siècle elle a été appréciée simplement à vue, sans le secours d’aucun instrument de mesure ; même pas du loch devenu plus tard si courant.
La description de ce dernier apparaît pour la première fois en Angleterre dans un livre de Williarn Bourne intitulé A regiment for the sea, publié en 1577, et il faut aller en 1607 pour en trouver une nouvelle mention dans un Voyage aux Indes Orientales publié par Purchas. Puis après 1620 environ, on le trouve dans tous les traités de navigation par exemple chez Gunter en 1623, Snellius en 1624. Métius en 1631, etc., Fournier en 1643. Ce dernier dit alors, le décrivant : « depuis quelques années les Anglais attachent à une ligne nouée une petite palette de chêne d’environ un pied (30 cm.) sur cinq ou six pouces de large (12 à 15 cm.), chargée sur l’arrière d’une petite bande de plomb, avec aux côtés deux petits tuyaux de bois pour la soutenir mieux. » Cependant la machine ne s’imposait pas puisque, entre autres, vers 1633 on n’en connaissait pas l’usage dans la marine espagnole où Porter, qui en parla à cette époque, mettait en doute son importance et puisqu’en 1673 encore il ne figure pas dans le Arte de Navegar publié à cette date à La Havane par Don Lazaro de Flores. Porter lui préférait la connaissance pratique que chaque pilote doit avoir de la marche de son navire dans les diverses circonstances où il se trouve. Et on rencontre des idées analogues en 1637 dans le Seaman’s Practice de Norwood et plus tard chez le P. Fournier, qui les rapportent il est vrai pour les combattre, mais précisément parce qu’elles étaient courantes. On s’y tenait cependant encore beaucoup plus tard comme en témoigne ce passage extrait de l’Abrégé de Pilotage de Coubard et Lemonnier, édité en 1766 :« On fait ordinairement l’estime, y est-il dit, à voir passer l’eau le long du bord du vaisseau, ayant égard à la bonté du vaisseau, la force du vent, à la manière dont il enfle les voiles, si l’on va au plus près ou non, la dérive, qui pourrait faire juger que l’eau va plus vite qu’elle ne fait effectivement, à la marée et aux courants, si le vaisseau est lesté, nouvellement suifvé, etc. »
Il ne suffisait pas enfin d’avoir un instrument de mesure, il fallait encore savoir ce que l’on mesurait, rapporté aux dimensions de la Terre ; connaitre la longueur de la minute du grand cercle de la Terre, faute de quoi la distance parcourue ne pouvait pas être transformée en coordonnées géographiques.
C’était ainsi la question de la mesure de la Terre qui se posait. C’est donc le moment de parler des deux opérations suivantes qui furent entreprises pour fixer la valeur du rayon ou du degré terrestre.
Si maintenant nous franchissons un siècle, nous serons préparés à ce que nous allons constater.
Il est vrai que les pilotes essayaient de corriger les erreurs de la graduation du loch par une autre erreur commise, cette fois, dans le sablier qui l’accompagnait. Le nœud est la 120e partie du mille, et le sablier qui sert à les compter est de 30 secondes : 120e partie de l’heure ; de sorte que le nombre de nœuds filés en 30 secondes est le même que le nombre de milles ou de minutes d’arc de grand cercle, parcourus en une heure. En employant des sables de 30 secondes, avec des divisions de la ligne de loch trop courtes, les pilotes estimaient la vitesse trop grande. Mais si le sable n’était plus que de 25 ou 26 secondes, l’erreur se trouvait en partie rectifiée. C’est ce qui avait lieu souvent, les sabliers étant généralement trop courts ; peut-être, par suite de l’usure des grains produite à la longue par leur écoulement, surtout si ces grains provenaient de coquilles d’œufs pilées. Mais, dit encore Chabert, « c’étaient là de mauvaises pratiques ». Le sablier n’était pas toujours trop court du reste.
Le compas valait-il mieux ? Il faut distinguer entre le compas de route avec lequel on gouvernait, et le compas de variation qui servait à l’observation des azimuts, d’où on concluait la valeur de l’angle de l’aiguille et du méridien. Ils avaient l’un et l’autre des roses à aiguille simple, de formes variées. Même on en avait essayé de forme circulaire, en anneau. Ordinairement, l’aiguille était un losange très allongé et la rose était collée dessus ; un petit cône creux de cuivre ou de laiton servait de chape, de chapelle comme on disait au XVIIe siècle, et le pivot était fait d’une tige très fine, trop fine, d’acier. Pivot et chapelle pouvaient aussi être d’airain. Radouay se plaint beaucoup des défauts de leur construction. A la longue, les roses s’affaissaient vers l’est et vers l’ouest, ou elles n’étaient pas soutenues ; car on ne les soutenait pas toujours par une circonférence de talc (mica) collée par dessous. Pour y remédier, on avait essayé des aiguilles en forme de large losange réduit à ses côtés ; mais alors leur axe magnétique n’était pas fixe.
D’autre part, la rose était enfermée dans une boite, d’abord en bois, qui était suspendue à la cardan à l’intérieur d’une autre, plus grande. Les planches jouaient, et aux grands roulis, la boite intérieure venait buter contre l’extérieure.
Par exemple au milieu du XVIIIe siècle cela avait lieu quand l’Étoile était juste au-dessus ou au-dessous de la poitrine de « Cassiopée ». Et nous avons vu qu’on obtenait des résultats des plus variés. On mettait encore les inégalités sur le compte de la faiblesse ou du vieillissement des aiguilles et en 1586 Ricbard Polter déclarait que des aiguilles touchées avec des pierres d’aimant différentes avaient des déclinaisons différentes. Enfin on cherchait à réaliser des aiguilles parfaites ne déclinant point. Crescentius, en 1607, annonça qu’une aiguille en forme de V peu ouvert ne décline point (fig. 1). Il précisa que les deux pointes devaient être distantes de 22°30’. D’autres attribuèrent la même propriété à des aimants sphériques ou cylindriques que l’on faisait flotter, ces derniers verticalement ; ils affirmaient que ces corps aimantés gardaient une orientation fixe, la ligne de leur pôles marquant précisément le méridien. Cortes en 1556, rival heureux de Médina, dans son Breve Compendio de la sphera y de la arte de navégar croit à la déclinaison ; mais il suppose que l’aiguille se dirige toujours vers un même point du ciel, idée qui avait été celle de Colomb et que Cardan accepta en déclarant que l’aiguille se dirige constamment sur l’étoile Polaire, « chose impertinente et ridicule », dit le P. Fournier. Paracelse d’ailleurs était de la même école et plaçait ce point dans la Grande Ourse. Cependant nous nous garderons de jeter la pierre aux auteurs de ces idées étranges pour nous. Pour les juger, nous ne devons pas oublier que nous savons, alors qu’ils cherchaient et précisément pour nous apprendre ce que nous savons. Mis nous-même en présence d’un domaine nouveau de la nature, à définir et à expliquer, nous opérons comme eux, imaginant tout le possible que nous éprouvons par l’expérience et la réflexion et c’est ainsi que nous avançons peu à peu dans la conquête du vrai.
Le compas de variation ne différait pas sensiblement du compas de route, seulement il portait deux pinnules diamétralement opposées, fixées sur le bord de la boite extérieure, et au dessus de la rose, un fil tendu perpendiculairement à la direction des pinnules et fixé à la même boite par ses extrémités. Il y avait aussi un fil tendu d’une pinnule à l’autre.
La figure 2 le représente d’après un modèle du XVIe siècle. Pour relever le soleil, on transportait le compas dans un endroit du bâtiment d’où l’astre pouvait être commodément aperçu. On avait soin de l’installer sur un corps mou, « par exemple sur un capot ou une redingote » suivant la recommandation de Gaigneur, afin de pouvoir le caler et l’orienter aisément ; car il fallait tourner la boite toute entière pour viser dans une direction avec les pinnules : et, pendant qu’un observateur faisait cette visée, un aide, nécessaire, lisait la graduation qui tombait sous le fil perpendiculaire. Ce moyen était compliqué et pouvait donner lieu à de multiples erreurs. Aussi n’est-on pas surpris de voir dans Radouay que le compas de variation et le compas de route différaient souvent de 10°, et Gaigneur conseiller de comparer les deux compas car « ils diffèrent souvent ». Il est surprenant de voir les choses demeurer en cet état jusqu’à une date avancée dans le XIXe siècle. En Angleterre, Robertson, dans son cours de Mathématiques à l’usage des marins, décrit le même compas de variation en 1780. En France, le Vade-Mecum du Marin, de Guépratte, qui fut en beaucoup de mains, porte encore, dans une édition postérieure à 1835, que le « compas de variation contient deux pinnules opposées » et « qu’il peut se transporter facilement d’un lieu à un autre ». Ainsi, à ce moment, on n’avait pas adopté, moyen si commode, l’alidade centrée sur le centre de la rose, alidade pourtant proposée par Ed. Wright dès la fin du XVIe siècle. Il en était d’ailleurs généralement de même encore en 1870 puisqu’à cette date, le Cours de Navigation de Dubois ne montre qu’un compas de relèvement portant deux pinnules liées au couvercle même de la rose. Aucune alidade mobile et ne faisant pas partie du compas n’est figurée. Et Dubois écrit que ce compas peut parfois se transporter, étant monté à cet effet sur un trépied. Peut-être que la pratique du déplacement se maintenait parce que sur les bâtiments à voiles, le gréement pouvait masquer une grande étendue du champ de vision.
Cependant l’alidade est figurée et décrite dans la 4e édition du traité de Caillet qui date de 1868, et l’auteur ajoute que depuis quelque temps et à l’imitation du Standard Compass de la Marine anglaise, « l’usage se répand à bord des navires d’installer un compas de relèvement à poste fixe ». Ce compas, dit-il, a quatre aiguilles parallèles de 18 à 20 centimètres symétriquement placées par rapport la ligne médiane. A cette époque où en Angleterre on se préoccupait activement des déviations du compas, il devenait évidemment nécessaire d’installer celui-ci à un poste fixe et de ne pas toucher à l’orientation de l’habitacle qui devait contenir les correcteurs. Une alidade centrée sur le centre de la rose avait pourtant été re-proposée par Fleurieu mais avec des complications d’installation, et, en fait, on se servait tout au plus du compas azimutal décrit par Pézenas, par exemple, en 1766, dans son Astronomie des Marins et en 1814 dans l’édition de Rossel, du Cours de Navigation que Bezout avait fait autrefois, à partir de 1765 environ, aux gardes-marines. Ce compas azimutal était un compas de variation auquel on ajoutait, recouvrant la glace, un cercle de bois ou de cuivre, qui portait, non pas en son centre, mais en un point de sa circonférence, une équerre verticale pivotant autour de ce point et servant ainsi d’alidade. Seulement cette équerre ne pouvant mesurer commodément que des angles de 45° de part et d’autre du diamètre de la rose passant par le pivot de l’équerre, ce pivot pouvait occuper quatre positions différentes sur la boite du compas, à 90° les unes des autres. Enfin, les pilotes à qui on laissait le soin de la route, ne relevant guère le Soleil qu’à son lever ou à son coucher, il arrivait, dit Radouay, qu’en hiver, dans l’Atlantique nord, on restait souvent plusieurs jours sans avoir de variation. La figure 3 montre ce compas d’après un original de Seller dans une édition de 1740. Pour relever le Soleil on mettait le fil entre le Soleil et le bras vertical de manière à recevoir l’ombre du fil sur les deux côtés de l’équerre. On mettait donc le sommet de l’équerre, le matin, sur le point W.
Les éléments de l’estime déterminés, bien ou mal, il fallait en tirer parti, trouver le point d’arrivée, connaissant le chemin parcouru, la direction et le point de départ.
Cela revenait à résoudre le problème de la loxodromie ; problème difficile, qui, avec celui de la longitude par les méthodes astronomiques a été une des pierres d’achoppement de la science de la navigation pendant de très longues années. Et ceci nous conduit à l’examen des cartes dont se servaient les navigateurs, d’autant plus directement qu’il n’y a aucun doute que les cartes aient été voulues non pas seulement pour y figurer le dessin des côtes, mais encore et surtout, au moins dans le cas de la carte de Mercator, pour donner une solution graphique des problèmes de l’estime. C’est ce qu’on n’a pas suffisamment remarqué, semble-t-il, en ne considérant les cartes que d’après leur valeur géographique, alors que véritables nomogrammes, elles étaient plutôt un instrument de calcul. Le nom de carte « réduite » donnée à la carte de Mercator nous paraît confirmer cette opinion. En rapprochant le mot « réduite » du mot « réduction » dans « Quartier de réduction », on comprend que la carte marine n’ait été avant tout qu’une carte pour calculer des routes « réduites »
D’autres étaient tracées par « routes et distances ». C’était des cartes itinéraires sur lesquelles ne figurait aucun canevas. « Il est impossible de s’en servir sur l’océan pour de grands voyages, disait le P. Fournier, parce qu’il est impossible que beaucoup de distances s’accordent entre elles ».
Dans tout cela le problème loxodromique n’était pas vraiment abordé. Il fallait d’abord étudier la courbe en elle-même. Le véritable initiateur fut ici Pedro Nunes, professeur de mathématiques à Coïmbre. Il commença à s’en occuper avant 1537, année où parut de lui son premier ouvrage, écrit en portugais, lequel fut réédité en latin et augmenté en 1566, sous le titre : Arte et Ratione Navigandi. Or nous verrons que la question de la loxodromie ne fut complètement résolue qu’en 1695. A l’époque de Nunes, le calcul infinitésimal n’étant pas né, à beaucoup près, la loxodromie offrait des difficultés proprement insurmontables. Nunes pensa donc à la construire approximativement. Il y parvint de la manière suivante.
Notons de suite que l’habitude de résoudre les problèmes de navigation géométriquement, sur un globe, était très répandue alors et qu’elle l’est restée très longtemps. L’ouvrage de Nunes contient l’exposé de telles constructions et les nombreux traités de navigation du XVIe et XVIIe siècle surtout font de même, généralement. On citait entre autres les globes construits par Gérard Mercator en 1541, ceux de Mullineux, de 1592 qui étaient plus grands que ceux de Mercator : et en 1594, dans un livre qui jouit d’une grande faveur, Robert Hues résolvait par le globe le problème de la détermination de la latitude par deux hauteurs de Soleil connaissant le temps entre les deux observations ; comme Nunes avait résolu le même problème de la latitude par deux hauteurs, la différence d’azimuts et la déclinaison du Soleil. Disons aussi qu’à la fin du XVIIIe siècle Robertson appelle encore « Globular Sailing » tout ce qui concerne l’estime et l’orthodromie. Les constructions directes sur un globe sont en effet aisées à comprendre et à concevoir et la méthode n’a que l’inconvénient d’être pratiquement inapplicable à cause des inexactitudes qui lui sont inhérentes par suite des dimensions nécessairement trop petites des globes que l’on peut employer. En effet sur un globe de 60 centimètres de rayon, déjà assez encombrant, le millimètre représente 11,5 milles.
Tel était l’état de la question après Nunes (ou Nonius) lorsque la célèbre « invention » de G. Mercator, qui eut lieu en 1555, si l’on en croit Navarette, aboutit à sa publication, en 1569, de la première « carte réduite » qui ait vu le jour. Il existe un exemplaire de cette carte à la « Nationale », et nous avons pu l’étudier. Or elle n’est pas correcte. Mercator lui-même a déclaré, d’après sa biographie, et à plusieurs reprises, qu’il ne savait pas exactement comment il fallait diviser le méridien de sa carte, et il comparait le problème qu’il avait cherché à résoudre à celui de la quadrature du cercle, auquel manquait toute démonstration. Il n’a de plus laissé aucune indication sur la manière dont il a opéré et nous en sommes réduits à des conjectures. Sur son globe de 1541 il avait tracé des loxodromies à peu près correctes, on ne sait comment ; sans doute à vue, ce qui est très aisé.
A-t-il employé en 1569 la méthode de Nunes, publiée en 1566 ? Ce qui suit permet au moins de poser la question. Il s’agissait pour la commodité de rectifier la loxodromie sur une carte à méridiens rectilignes et parallèles.
Et voici la vérification que l’on peut faire de la légitimité.de notre hypothèse : Reportons-nous d’abord aux documents. Dans sa Briefe Description of Universal Mappes and Cardes, imprimée d’abord en 1589, Blundeville donne les intervalles des parallèles de 10° en 10° sur la carte de 1569.
Nous avons pu consulter un exemplaire de Blundeville qui se trouve à la « Bodléienne ». Il y écrit que les trois premiers intervalles de 10° ne diffèrent pas de plus de 1° au maximum ; que de 30 à 40° il y a 11,5 degrés du premier intervalle ; de 40 à 50°, il y en a 13,75 ; puis 16,25 de 50 à 60°, 23,5 de 60 8 à70° ; enfin 36 de 70 à 80°. Or les intervalles exacts sont de 10°,05 ; 10°35 ; 11°1 ; 11°1 ; – 12°2 ; 14°2 ; 17°5 ; 24°0 ; 40°2 ; ou 12°2 correspond aux 11°5 de Blundeville, 14°2 à ses 13°75, etc. On voit que tous les intervalles donnés par Blundeville sont trop petits, de 1/30. De plus les différences avec les nombres exacts ne croissent pas régulièrement ; de sorte que ces nombres paraissent bien correspondre à des quantités résultant de relevés faits sur une figure géométrique et non pas calculés. C’est que la carte de Mercator, d’après ce qui précède, pourrait résulter de constructions approximatives faites sur un globe de 63 centimètres environ de diamètre. Je trouve en effet, en opérant comme il a été indiqué ci-dessus, qu’en faisant A = 30° et A + ΔA = 31° les différences entre les latitudes croissantes exactes et celles qui résultent des cotes relevées sur la carte d’une part (colonne 2) ; entre les latitudes croissantes exactes et celles de la courbe ABCD… (fig. 5) tracée par le procédé de Nonius (colonne 3) d’autre part, sont celles du tableau suivant :
Enfin dans l’exemple choisi la différence entre les latitudes des points B, C, D… et les latitudes correspondantes des points de la loxodromie d’azimut 30°26’, qui sont de -4’ et de -3’ seulement pour les points B et E de latitudes 13°53’ et 23°48’ tombent à -1’ à l’extrémité du 15e arc et deviennent nulles à partir du 25e par 61°32’ de latitude.
Nul doute que Mercator, en tout cas, ait ignoré la loi suivant laquelle il fallait graduer le méridien de la carte qu’il avait projetée. Et s’il eut l’idée de rectifier la loxodromie sur une carte à méridiens parallèles, il ne réalisa qu’incomplètement cette idée. Quelques auteurs ont même douté qu’il ait été le premier à construire approximativement des cartes réduites. Navarette prétend en effet qu’Alonzo de Santa Cruz en avait déjà construit, à la demande de Charles-Quint, seize ans an moins avant Mercator. Mais nous n’avons trouvé mention de ces cartes nulle part ailleurs.
La caractéristique la plus frappante de ces sortes de cartes est l’écartement croissant des parallèles quand on s’éloigne de l’équateur. Or l’idée de dilater le méridien de la sorte a pu venir à l’esprit de plusieurs indépendamment, cette dilatation étant une conséquence naturelle du fait qu’en traçant des méridiens parallèlement les uns aux autres on dilatait les parallèles et d’autant plus que la latitude était plus élevée. Mais le canevas de la carte loxodromique n’a été vraiment découvert que le jour où la règle suivant laquelle il fallait en chaque point du méridien, faire cette dilatation, à été enfin posée sous forme mathématique. Et c’est l’Anglais Edouard Wright, ami et collaborateur de Briggs, qui a nettement conçu cette règle et qui l’a le premier réalisée avec une approximation algébrique suffisante pour tous les besoins pratiques de la navigation. C’est d’ailleurs en méditant sur la carte de 1569 sur laquelle Mercator voulait effectivement représenter les loxodromies par des lignes droites, et à la suite d’un voyage aux Açores qui eut lieu en 1589 et qui lui donna l’occasion de se porter aux études de navigation que Wright, ainsi qu’il l’affirme, a été conduit à sa découverte. C’est cette carte qui lui a inspiré l’idée de corriger les erreurs de la Carte commune par l’augmentation des distances des parallèles quand on va de l’équateur vers le pôle, « de telle sorte, dit-il, qu’à chaque latitude une petite portion (small part) du méridien conserve avec la même partie du parallèle le rapport que ces éléments ont sur le globe ». Mais, ajoute-t-il, il n’a appris ni de Mercator, ni de personne la manière de le faire. La loi de la carte, la similitude des petites figures pour la conservation des angles, était enfin expressément et clairement énoncée. Voici des passages de son exposition d’après l’édition de 1657 (la troisième) de son ouvrage : Certain errors in navigation detected and corrected. Soit une sphère inscrite dans un cylindre. Gonflons la sphère comme en soufflant dans une vessie et toujours également dilatée en chacune de ses parties (c’est-à-dire partout autant en longitude qu’en latitude) jusqu’a l’appliquer sur le cylindre, chaque parallèle de la sphère devant s’accroitre d’autant plus qu’il est plus éloigné de l’équateur, de manière à devenir égal au diamètre du cylindre, donc égal aux méridiens de la sphère, lesquels seront également écartés jusqu’à être à chaque latitude à la même distance que sur l’équateur.
Dans un tel planisphère, où la surface de la sphère est également dilatée en chaque point aussi bien en latitude qu’en longitude, les méridiens, les parallèles et les rumbs (loxodromies) sont pareillement agrandis dans la même proportion, à toute latitude et les images des différents lieux sont dans les mêmes directions relatives que sur le globe. La carte conserve donc les angles : « the respective situation of all places each from other according to the points of the compasse is true ».
Il en résulte que les loxodromies sont des droites puisque les méridiens sont parallèles et qu’en chaque point le rapport d’un élément de méridien à un élément de parallèle est le même que sur la Terre. Et comme le parallèle devient un grand cercle l’élément de méridien à une latitude donnée φ devra être dilaté dans le rapport du grand cercle à la longueur de ce parallèle, donc multiplié par sec. φ. Des lors il était facile de calculer les longueurs successives des éléments du méridien de la carte. Wright prit d’abord le degré d’équateur comme élément initial m et il fit la longueur du degré de méridien compris entre 27 et 28° pour exemple égal à m séc. 28°. Puis il somma ces longueurs pour avoir les cotes des parallèles. Il envoya une première table ainsi construite à Blundeville avant 1594. Il se rendait compte d’ailleurs que plus l’élément initial choisi serait petit et plus il approcherait de l’exactitude, de ce que nous appelons l’intégrale. En 1599 donc il prit pour élément non plus le degré mais 10’. Enfin en 1610 dans sa seconde édition il prit la minute d’arc et il eut la patience de calculer les longueurs de toutes les minutes du méridien de la carte jusqu’à 89°59’ faisant toujours la minute comprise entre les latitudes φ et φ+1’ égale à sec. (φ + 1)’ ; ce qui, disait-il, donnait un nombre un peu trop fort. Il évaluait les sécantes jusqu’à la quatrième décimale. Il ne descendit pas à un élément plus petit que la minute, égal à 10" par exemple et il eut raison. En effet, l’erreur sur la latitude croissante de sa table n’est que de 0,8 sur 5.966 pour la latitude de 70° et elle n’est encore que de 2 unités un dixième à 80°, de 50 unités sur 107.646 à 85°, donc tout fait négligeable en pratique. Le calcul graphique correct du point estimé était cette fois une affaire achevée et consistante ; et il fut impossible de prétendre plus longtemps que la loxodromie à suivre pour aller d’un lieu A à un lieu B était différente de celle qui ramenait de B en A. Cela ne veut pas dire que la méthode ait été tout de suite comprise et acceptée, encore moins utilisée. Burrough, sur le vu de la carte de Mercator, déclara qu’elle était tout académique et faite pour des savants mais non pour des navigateurs ; Blundeville même n’en pensa pas beaucoup de bien et les chicanes ne manquèrent pas jusqu’à une époque tardive dans le XVIIIe siècle encore. Mais d’autres, et des meilleurs, reconnurent tout de suite son excellence.
Avant 1600 Iodocus Hondius, graveur d’Amsterdam, avait publié des cartes, sur le manuscrit de Wright, qu’il s’était procuré étant à Londres. En 1608 Stevin donna dans ses Hypomnemata Mathematica des tables de loxodromies, d’après Wright, pour permettre de construire ces courbes par points sur un globe. Ces tables permettaient aussi la construction par points des loxodromies sur la carte que Wright appelle « paradoxale » où les méridiens sont des droites convergentes et qui est propre, dit-il, aux navigations par hautes latitudes. Bouguer en parle encore pour mémoire. Stevin affectionnait les constructions sur les globes. Il avait proposé de tracer les arcs de grands cercles au moyen d’équerres orthodromiques et de même il indiquait la manière de construire des équerres loxodromiques par application sur un globe de lattes de cuivre le long de loxodromies tracées par points. C’est sans doute pour utiliser les lignes figurées sur les globes, en particulier les méridiens équidistants, qu’il modifia la construction approchée de Nunes en arrêtant l’arc AB par exemple (fig. 5) non au point B ou l’azimut orthodromique est devenu A + ΔA ; mais à sa rencontre en R’ avec le méridien du globe voisin du méridien de A et ainsi de suite. Il n’avait donc pas les points ABCD… mais des points R’S’T’… et ses équations différaient naturellement de celles de Nonius. Il semble qu’il ne comprit pas le procédé tout différent de ce dernier, car il l’accusa de s’être trompé. Le procédé de Stevin est d’ailleurs plus éloigné de la vérité que celui de Nonius. Snellius en 1624, Metius en 1631 marchèrent aussi sur les traces de Wright. De Stevin datent les mots loxodromie et orthodromie.
En France le P. Fournier avait bien compris les principes de la carte réduite. Il disait entre autres : « Les cartes de réduction croissant et allongeant les degrés des méridiens à même proportion que les degrés des parallèles, chaque terre en particulier retient sa figure. » Et il nous apprend que c’est un certain Le Vasseur de Dieppe, d’abord tisserand qui, sur les leçons de Cossin lequel « avoit une excellente main », « en a enseigné la pratique à nos François ». Il ajoute que les Hollandais ont apprécié ces cartes dieppoises et les ont imitées et il donne une table des cotes méridiennes, mais en prenant pour élément un arc de 10° d’équateur ajoutant, il est vrai, qu’en construisant un canevas avec ces longueurs « il y aura de l’erreur ».
Mais revenons à ce canevas au point où l’a laissé Wright. Avec lui nous n’avons pas encore une solution rigoureuse. On va voir par quels détours compliqués et assez surprenants cette solution a été enfin atteinte. Vers 1645 dans un Norwood’s Epitome, Henry Bond fit savoir qu’il avait découvert, on ne sait comment, que les cotes méridiennes de Wright étaient proportionnelles aux log. des tangentes des demi-latitudes augmentées de 45°. « On a d’abord découvert par hasard » ce rapport, dit Halley. Cependant Bond a dû être guidé, au moins en partie. De tout temps il y a eu des auteurs qui ont recherché des relations empiriques curieuses entre les nombres et il y aurait beaucoup à écrire pour épuiser ce sujet de la mystique des nombres. Bond était sans doute de ceux-là. Mais ici il y a plus. On cherchait à comprendre cette méthode de Wright assez délicate à entendre et à exposer et on cherchait un peu à tort et à travers. « Quelques-uns pensent qu’en substituant les tangentes au lieu des sécantes dont cette carte (réduite) est composée, on trouverait encore quelque avantage nouveau », lit-on dans le P. Fournier, contemporain de Bond. Et une figure de son Hydrographie pourrait faire croire, à qui ne lirait pas attentivement le texte qui l’accompagne, qu’il divisait le méridien par les tangentes des latitudes. Cela a plusieurs fois été proposé d’ailleurs et beaucoup plus près de nous. Peut-être est-ce une idée analogue qui a conduit Bond à chercher un rapport entre les cotes de Wright et une fonction des tangentes. D’autre part les logarithmes faisaient aussi depuis peu leur entrée triomphale dans le monde des mathématiciens. Bond avait donc des directions. En 1653 il ajouta à sa première remarque, qu’on obtenait la distance en degrés d’équateur entre deux parallèles donnés de la carte en prenant les log. des tang. de chaque demi-latitude augmentée de 45° et en divisant la différence des deux log. par log. tang. 45°30’. C’était une nouvelle concordance singulière, une simple rencontre cette fois, qui provient de ce que l’on a à très peu près, jusqu’à la 7e décimale : log. tg. 45°30’ = arc. 1° x log. e. Suivons maintenant Halley. Après avoir remarqué, inspiré par Bond, que les cotes en question étaient proportionnelles aux log. des tang. des demi-compléments des latitudes [car on a au signe près log. tg. (45° + φ/2) = log. tg. (45° - φ/2) ], il ajoutait que l’habile mathématicien Nicolas Mercator avait trouvé la démonstration de ce théorème si difficile, qu’il avait proposé de parier une grosse somme d’argent contre n’importe qui, qu’il était impossible également soit de démontrer qu’il était vrai, soit de prouver qu’il était faux. Mais en l668 James Gregory l’établit pour la première fois ; seulement il le fit avec un enchainement de raisonnements si compliqués qu’on y perdait le fil de la démonstration et qu’on était excédé, « wearied out », avant d’arriver au bout, dit Halley. Ce dernier alors entreprit une nouvelle démonstration qu’il publia en 1695 dans les Philosophical Transactions. Il remarqua tout simplement que la projection stéréographique d’une loxodromie sur l’équateur était une spirale logarithmique et de cette propriété il déduisit enfin l’équation de la courbe qui exerçait les chercheurs depuis plus de 150 ans.
Enfin, une vingtaine d’années plus tard, en 1714, Roger Cotes apportait une dernière amélioration à la méthode de Halley en simplifiant sa démonstration. Cotes, astronome et physicien, ami de Newton, est l’auteur des formules différentielles des triangles et le premier à les avoir utilisées pour la recherche des circonstances favorables. Ainsi, grâce à Wright, les navigateurs pouvaient résoudre aisément sur la carte tous les problèmes de l’estime. Wright savait en particulier comment on pouvait avoir une distance loxodromique exacte en construisant sur l’échelle des longitudes le triangle rectangle déterminé par la différence des latitudes des points de départ et d’arrivée et l’angle de route, triangle dont l’hypoténuse était la distance cherchée (φ2 – φ1 = m cos V). Il avait aussi calculé une table des rumbs (loxodromies) permettant de les tracer par points sur un globe ou sur une carte quelconque. Cette table donnait pour chaque rumb la latitude des points d’intersection du rumb et des méridiens successifs. Il fit en outre remarquer que la table de ses divisions méridiennes permettait de résoudre très exactement par le calcul les problèmes de l’estime ; mais il ne jugea pas utile de rechercher cette exactitude étant donnée l’imperfection des données, en particulier les erreurs sur les angles de route. Mais bientôt, en 1614, Raphe Handson donna une solution très claire de tous les calculs que comporte le point estimé en utilisant la table de Wright, C’est de lui aussi de plus que datent nos méthodes approximatives de calcul, qui ne nécessitent pas le recours aux latitudes croissantes. Handson proposa en effet de déterminer le changement de la longitude soit au moyen de la moyenne arithmétique entre les cosinus des latitudes, soit par la moyenne entre les sécantes des latitudes. Cette dernière méthode était d’ailleurs plus incorrecte que la première ainsi qu’il s’en était assuré. Mais c’est dans les œuvres de Gunter, publiées en 1623, qu’on trouve pour la première fois la méthode par la latitude moyenne dont on use depuis comme on sait parce que c’est la plus commode.
Mais les pilotes ne se précipitaient pas avec enthousiasme, semble-t-il, sur tous ces perfectionnements : « Nos mariniers français, est-il écrit dans l’Hydrographie n’ont encore aucun usage des tables loxodromiques par lesquelles on vient à bout très facilement des problèmes de l’estime. » Plus tard il est vrai ils dépassent vraiment la mesure dans un autre sens. Les pilotes en effet trouvaient des différences entre la latitude d’arrivée, calculée par l’estime, et la latitude observée à midi. Il eut fallu se contenter d’adopter comme point la latitude observée et la longitude estimée. An lieu de cela ils voulaient déduire une erreur sur la longitude de l’erreur sur la latitude. Rien de plus fatigant ni de plus fastidieux que de lire les innombrables règles et exemples qu’on trouve à ce sujet dans les traités de navigation du XVIIIe siècle. Presque tous s’occupent de la question. Bouguer et Bezout ne s’en dispensent pas. Gaigneur parait s’y complaire, il est le plus abondant. On admettait, suivant les cas, distingués par la direction de la route, que l’erreur sur la latitude provenait du loch ou du compas exclusivement, ou des deux à la fois, dans une certaine proportion ; et on calculait alors aisément la prétendue erreur sur la longitude. Or, l’appréciation qui servait de base au calcul était tout à fait arbitraire et fantaisiste. Les erreurs provenaient sans doute en partie de la grossièreté des instruments ; seulement elles étaient par essence inestimables et on ne devait pas par suite toucher aux résultats en les évaluant à vue. Elles provenaient surtout de la dérive et des courants, qui étaient absolument inconnus et qu’on ne savait apprécier. Aussi est-ce une véritable satisfaction que de rencontrer des auteurs jugeant sainement ces sortes de corrections. Déjà le P. Fournier qui ne consacre que quelques lignes à la question, malgré sa prolixité habituelle, conclut en disant que lorsqu’un trop grand écart entre les deux latitudes observée et estimée devient dangereux pour la navigation,le mieux est de mettre sa confiance dans le « saint patron du navire ». Plus près de nous Chabert, par exemple, écrit en 1753, que la correction qu’on a coutume d’apporter à la longitude d’après l’erreur sur la latitude, est quelquefois une nouvelle source d’erreurs ; car on ne sait d’où provient l’erreur sur la latitude ; il est du sentiment de ne jamais corriger les lieues est et ouest et de prendre la latitude observée et la longitude estimée. La Caille aussi ne parle de ces questions que pour s’élever en peu de mots contre ces opérations « abritraires des pilotes » ; et il pense qu’ « on doit corriger seulement la longitude quand on a des données précises sur les courants ». Mais Rossel, en 1814, n’ose pas encore supprimer les passages de Bezout qui sont relatifs à ces singuliers procédés. Seulement il se contente de mettre en note des remarques analogues aux précédentes.
A la suite de Bezout d’ailleurs, il avait laborieusement donné des formules destinées à tenir compte de l’ellipticité du méridien terrestre, bien mal connue à l’époque, dans les calculs de l’estime. On souhaiterait un peu plus de jugement. Bezout n’était du reste pas ici un initiateur. Il avait eu pour prédécesseurs Don J. Juan qui faisait partie de la mission de 1735 à l’Equateur. Mendoza, du Bourguet s’en occupèrent aussi. Enfin Delambre énonça l’élégante remarque d’après laquelle il suffit, pour tenir compte pratiquement de l’ellipticité, de remplacer la latitude géographique par la latitude géocentrique.
Concluons toutefois, à la décharge de ces médiocres théoriciens, que s’ils se débattaient ainsi devant des difficultés sans issues, cela mesurait l’importance qu’ils attachaient, à juste titre, au problème dont ils désiraient une solution.
On peut ici dire un mot de l’orthodromie. Elle avait peu d’intérêt pour la marine à voiles où les vents surtout et les courants déterminaient les routes et n’offrait d’ailleurs aucune difficulté théorique. Aussi ne s’en occupe-t-on à peu près pas avant le développement de la marine à vapeur. Wright cependant indiquait déjà un moyen géométrique direct d’avoir la distance orthodromique. En 1838 Caillet commence à en parler dans ses leçons à l’École Navale ; il recommande le tracé du grand cercle par points sur la carte marine et il propose de construire en transparent les images des grands cercles passant par deux mêmes points de l’équateur ; images qu’il suffira de superposer sur une carte de mêmes dimensions, par glissement des équateurs l’un sur l’autre, de manière à ce que les deux points donnés de la carte se trouvent sur une même orthodromie, pour résoudre tous les problèmes particuliers ; idée qui a été reprise et réalisée par le Service Hydrographique il y a quelques années.
Note. – Sur un globe de 30 c/m environ de diamètre, avec méridiens équidistants de 15°, j’ai tracé, à main levée, armé simplement d’un rapporteur transparent ordinaire, d’ailleurs trop grand, et d’un crayon en allant de méridien en méridien, les deux loxodromies de 60° et de 40°, la première sur un parcours en longitude de 180°, la deuxième de 90°. Je suis ainsi arrivé aux latitudes de 71° et de 72°50’ en erreur sur les latitudes exactes de 30’ et de moins de 25’. Ces erreurs sont plus faibles que celles des loxodromies du globe de 1541. J’ai fait ces tracés sans application excessive et rapidement de sorte qu’il m’eût été facile de mieux faire. D’autre part l’erreur de 158 unités de la table de la page 46 correspond, sur la latitude, à une erreur de 53’, et cette erreur serait plus grande d’après les nombres de Blundeville. Ainsi Mercator n’était pas nécessairement un dessinateur très habile et il a pu construire sa carte de 1569 sur un tracé à main levée assez grossier. Mais il a pu aussi bien, comme on l’a vu, employer le procédé de Nunes, qui avait l’avantage de lui donner une garantie géométrique et c’est peut-être ce qui l’a décidé.
Avec la manière d’obtenir les éléments de l’estime, les erreurs sur la dérive, l’ignorance des courants, les faibles vitesses et les durées des traversées, les vents variables, l’abus des calculs graphiques, on trouvera naturelles les énormes erreurs que l’on rencontre dans la position estimée du navire. En voici des exemples pris surtout dans le XVIIIe siècle. Elles étaient pires auparavant.
Lorsque de simples retards résultaient de ces à peu près, leurs inconvénients étaient peu graves et ils ne laissaient pas de trace. Mais les conséquences des erreurs de l’estime s’étendaient plus loin et devenaient une source permanente de dangers. L’estime ne servait pas seulement à faire le point ; c’est aussi par les moyens imparfaits qu’elle mettait à la disposition des navigateurs qu’étaient dressées les cartes dont on se servait à la mer. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en effet, la plus grande partie de ces cartes était basée sur des positions estimées ; et il ne pouvait en être autrement, parce que la détermination très exacte des coordonnées géographiques nombreuses, nécessaires à une cartographie complète et précise, au moyen d’observations astronomiques et géodésiques faites à terre, est une entreprise immense. C’est pour cette raison, entre autres, que la table des positions géographiques de la Connaissance des Temps ne contient, en 1745, encore, que celles de 140 lieux ; qu’en 1749 il n’y en a que 205 et en 1778, 228 seulement.
Les petites îles isolées étaient si mal placées que souvent elles étaient dédoublées ou multipliées davantage.
De semblables erreurs s’expliquent très simplement. Les îles fictives sont toujours sur la même latitude que les îles réelles, et les distances qui les en séparent sont toujours du même ordre que les erreurs de l’estime. II faut donc attribuer leurs prétendues découvertes aux erreurs sur la longitude estimée. A cause de ces dernières, le navigateur qui voyait une terre, se croyait à l’est ou à l’ouest de quelques degrés de sa vraie position et il portait une nouvelle île sur la carte. Ainsi la partie pélagique des océans était en quelque sorte figurée plusieurs fois, les diverses représentations pouvant se ramener les unes aux autres par des glissements le long des parallèles.
Chappe dit du bâtiment qui avait commis une erreur de 100 lieues dans le voisinage des Bermudes que c’est miracle qu’il ne se soit pas échoué sur des écueils qui se trouvent dans l’est de l’archipel à cette distance. Ces roches sont en effet portées encore sur les cartes jointes au voyage de Verdun, éditées en 1778. Or, à 100 lieues à l’est des Bermudes, il n’y a que des fonds de 4.700 mètres.
Les cartes étaient encore compliquées par les vigies dont elles étaient abondamment semées. C’étaient des écueils qu’on croyait avoir aperçu en haute mer et qu’on signalait sans avoir pris la peine d’en vérifier l’existence ; faute le plus souvent de moyens de le faire avec exactitude. Ces écueils n’existaient pas, n’étaient pas un danger par eux-mêmes ; mais, comme ou cherchait à les éviter, ils compliquaient la navigation. Nous avons recherché quelques-unes des nombreuses causes auxquelles on peut les attribuer. II y a d’abord les erreurs de l’estime qui ont fait mal placer une terre réellement aperçue. Puis, d’Après parle de coups de tangage violents qui font croire quelquefois aux navigateurs qu’ils ont touché. Voici une troisième cause.
Il fallait parler de ces îles imaginaires car elles ont joué un rôle dans la navigation ; elles ont symbolisé le mystère et le secret de la mer, son attrait aussi ; elles ont été comme l’équivalent moderne des sirènes odysséennes ; enfin elles ont entretenu des espérances dans les dures navigations d’autrefois. Et leur rôle n’est pas terminé. II y a quelques années Shakleton se préparait à courir les océans du sud à la recherche de ces autres îles, sans doute imaginaires, qui ont nom Emeraude, Nimrod, Dougherty et qui figurent encore aujourd’hui sur quelques-unes de nos cartes.
C’est dans ce chaos, c’est aux prises avec ces difficultés qu’on naviguait ; et il faut admirer le courage de ces hommes qui risquaient leurs vies sur de pareilles incertitudes. Ils étaient tenus à des précautions qui se traduisaient par des pertes de temps.
On comprend maintenant que des efforts aient été faits pour améliorer cet état de choses. Ces difficultés, ces dangers, ces naufrages, retardaient la marche des relations des hommes et le commerce du monde ; et trop de vies et d’argent y étaient intéressés. D’ailleurs, on ne pouvait compter sur les pilotes. Ils étaient pour la plupart ignorants et incapables. Les preuves de leur ignorance abondent. Colomb déjà avait contre eux de véritables accès de rage : « Qu’ils me répondent où est située cette côte de la Veragua où je les ai conduits ? écrivait-il, ils ne sauraient retrouver la route pour y retourner. » Et Vespuce n’est pas moins affirmatif : « L’ignorance de ceux qui gouvernent un navire allonge la route outre mesure. Après cette tempête, il n’y avait aucun de nos pilotes qui sût où nous nous trouvions. Nous allions errants, si par l’astrolabe et le quart de cercle je n’avais pourvu à notre salut. » Au temps de Cortes, dit Navarette, les pilotes savaient à peine lire et éprouvaient de la répugnance à apprendre leur profession. Au commencement du XVIIe siècle ils restaient plongés dans leur ignorance, s’obstinant à ne pas apprendre les éléments scientifiques et à persister dans la routine de leurs devanciers. En 1633 Pedro Porter de Casanate s’élevait contre les abus existants dans l’examen des pilotes et contre la manière dont ils remplissaient leurs devoirs et il attribuait leurs fautes à leur peu d’instruction, à l’imperfection de leurs instruments et l’inexactitude des règles qu’ils suivaient. Enfin ils faisaient des mystères pour cacher leur ignorance, et, par des opérations arbitraires, ils ajoutaient des erreurs nouvelles aux erreurs inhérentes à leurs procédés.
Une dernière remarque sur ces résultats et ces procédés. On voit écrire que les portulans étaient d’une extraordinaire précision et qu’ils prouvent la science des pilotes. C’est presque un lieu commun chez certains historiens ou géographes. Après tout ce que nous venons de relever on se demandera comment on peut soutenir une telle assertion. Sans doute, dans ces vieilles cartes la figure des continents est reconnaissable ; mais c’est à peu près tout et si on entre dans le détail des vérifications on constate qu’elles sont grossières et que leur précision est bien au-dessous de celle qui était nécessaire aux navigateurs. On sait combien à la fin du XVIIe siècle encore, la carte de France était incorrecte. Celle de Samson, de 1679 mettait les côtes, depuis l’extrémité de la Bretagne jusqu’à Bayonne, jusqu’à près de 100 kilomètres trop à l’ouest en certaines régions et les côtes de la Méditerranée étaient à peine mieux placées. On sait enfin que la construction d’une carte exacte demande des connaissances théoriques et techniques, des instruments et un travail entièrement et de très loin hors de la portée des pilotes de tous les temps.
Ce n’était pas ainsi qu’on pouvait aboutir. Même avec un calcul correct, l’estime, viciée dans ses éléments, ne pouvait conduire au résultat cherché. Les travaux qui s’échelonnent de Nunes à Halley et Cotes pour triompher du problème loxodromique n’avaient eu qu’un effet : celui de classer l’art de la navigation dans les sciences mathématiques ; ce qui était impossible avant Wright, remarquait Herigone, alors qu’une aveugle pratique « cœca praxis » était celle de presque tous les navigateurs. Il fallait travailler et d’abord en dehors des sphères maritimes proprement dites. II fallait avancer l’astronomie, et cette science se trouva ainsi déterminée à progresser sous une impulsion d’ordre essentiellement pratique : le besoin de trouver une solution au problème de la longitude . Or c’est son développement qui fixa presque à lui seul, au XVIIIe siècle au moins, la forme de l’esprit scientifique.